Justice, santé et solidarité, plaidoyer pour l’Aide Médicale d’État (AME)
- matthieuclzd
- 27 sept. 2024
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Dernière mise à jour : 28 sept. 2024

La question de l’Aide Médicale d’État (AME), aujourd’hui au centre de vifs débats en France, dépasse largement la seule sphère des politiques publiques de santé. Elle touche à des questions fondamentales d’éthique, de justice, de responsabilité collective et d’humanité. Dans un contexte de mondialisation, de crise migratoire, de montée des nationalismes et de populismes, l’AME devient une pierre d’achoppement révélatrice de la manière dont une société envisage ses devoirs envers les plus vulnérables. Ce débat autour de l’AME, loin d’être uniquement technique ou économique, soulève des problématiques philosophiques profondes qui interrogent la nature même de la solidarité dans une société démocratique. Cet article, en défendant le maintien et le renforcement de l’AME, propose une analyse fondée sur la justice sociale, la solidarité, la santé publique et la conception même de l’humanité.
Justice sociale et devoirs de solidarité
Le concept de justice sociale est au cœur de l’idée moderne d’un État démocratique. La justice, selon Aristote, est la vertu par excellence de la vie politique, celle qui assure l’équilibre entre les différents membres de la société. Dans cette optique, la justice n’est pas seulement l’application stricte de la loi, mais une recherche d’équité dans la répartition des biens et des droits. John Rawls, philosophe contemporain, a largement théorisé cette conception dans son ouvrage majeur, Théorie de la justice, où il plaide pour une société où les institutions doivent garantir aux plus défavorisés un accès à un ensemble de biens primaires, parmi lesquels figure en bonne place la santé. Cette vision de la justice repose sur l’idée que les inégalités, qu’elles soient sociales, économiques ou administratives, ne doivent pas priver certains individus des droits fondamentaux nécessaires à leur dignité.
Dans le cas de l’AME, nous sommes précisément confrontés à une question de justice distributive : les individus en situation irrégulière, par leur précarité extrême, sont de facto exclus du système classique de protection sociale. En raison de leur statut administratif, ils se trouvent à la marge de la société, souvent sans possibilité d’accéder aux soins, sauf dans le cadre de l’AME. Or, si la santé est un droit fondamental, comme l’affirment la Constitution française et la Déclaration universelle des droits de l’homme, la justice sociale impose que l’État prenne en charge ces personnes, même si elles ne sont pas citoyennes de plein droit. L’AME apparaît alors comme une condition sine qua non de la justice sociale. Elle permet d’assurer une forme minimale de redistribution et de protection des plus vulnérables.
Si l’on suit cette logique rawlsienne, l’AME est une institution juste, en ce qu’elle garantit à ceux qui en ont le plus besoin l’accès à un bien primordial : la santé. Ne pas offrir de soins à ces personnes, c’est les laisser mourir à petit feu, ou les condamner à souffrir en silence, sans prise en charge digne. Cela va à l’encontre des principes de justice qui doivent gouverner une démocratie. Selon Rawls, la légitimité d’une société se mesure à la manière dont elle traite ses membres les plus vulnérables. En ce sens, la suppression de l’AME serait non seulement un acte d’injustice criante, mais aussi une violation des principes fondamentaux d’humanité.
L’État providence et la responsabilité collective
L’un des principaux arguments en faveur de l’AME réside dans le rôle historique de l’État providence. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, l’État providence a été conçu comme le garant de la protection sociale, notamment à travers la santé, l’éducation et les droits sociaux. L’idée est simple : l’État, par le biais de mécanismes de redistribution et de protection, doit garantir à chaque citoyen un niveau minimal de bien-être, afin de compenser les inégalités inhérentes à la société de marché.
Toutefois, cette conception de l’État providence repose sur un pacte social implicite : celui où chaque individu accepte de contribuer à la protection de tous, notamment par l’impôt. Cette solidarité nationale est aujourd’hui mise à mal par des courants politiques néolibéraux, qui prônent un retour à une responsabilité individuelle accrue. Dans ce contexte, l’AME apparaît comme une cible facile, car elle offre des droits à des individus qui ne sont pas considérés comme des « contributeurs » directs au système social. Les critiques de l’AME s’inscrivent dans cette logique néolibérale, où seuls ceux qui participent activement à l’effort collectif devraient bénéficier des fruits de la solidarité.
Or, cette vision restreinte de la solidarité oublie une donnée fondamentale : la santé publique est un bien collectif, et son accès ne peut être conditionné à la seule logique économique. Les bénéficiaires de l’AME ne sont pas des citoyens français, certes, mais ils sont présents sur le territoire français, et la gestion de leur santé a des conséquences directes sur l’ensemble de la société. L’épidémiologie moderne a largement démontré que les maladies infectieuses, par exemple, ne s’arrêtent pas aux frontières administratives. En refusant de soigner une partie de la population, on met en danger tout le reste de la communauté.
La suppression de l’AME reviendrait ainsi à faire un choix dangereux, non seulement pour les personnes concernées, mais aussi pour la collectivité. Laisser des individus malades sans soins, c’est prendre le risque de voir réapparaître des épidémies de maladies graves, parfois contagieuses, dont la prise en charge serait, à terme, beaucoup plus coûteuse pour l’État. L’AME, loin d’être une charge insoutenable pour les finances publiques, est donc un investissement à long terme dans la santé collective.
La santé publique : une responsabilité partagée
La santé publique, en tant que bien collectif, implique une responsabilité partagée entre l’État et les citoyens. Cependant, dans le cas des bénéficiaires de l’AME, nous nous trouvons face à une situation où ces derniers, par définition, ne peuvent pas contribuer financièrement à la prise en charge de leur propre santé. Il s’agit donc d’une responsabilité asymétrique, où l’État doit assumer seul le coût de la protection de ces individus. Cette situation pose la question de savoir si une telle prise en charge est légitime.
La réponse à cette question doit être affirmative. En effet, comme l’a montré Michel Foucault, la gestion des populations et des corps est au cœur de l’exercice du pouvoir dans les sociétés modernes. L’État, en tant qu’acteur principal de cette gestion, a la responsabilité de veiller à ce que chaque individu, qu’il soit citoyen ou non, puisse jouir de conditions de vie décentes, incluant l’accès à la santé. La biopolitique, chez Foucault, n’est pas seulement un outil de contrôle et de domination ; elle peut aussi être un moyen de garantir la sécurité collective, en protégeant la santé des populations.
En ce sens, l’AME peut être vue comme un instrument de cette gestion biopolitique, une manière pour l’État de réguler la santé publique en incluant les populations les plus précaires dans le dispositif global de soins. Refuser cet accès aux soins, c’est créer des poches de vulnérabilité au sein de la société, des zones de non-droit médical où des maladies pourraient se propager sans contrôle. La gestion de la santé ne peut donc pas être laissée aux seules mains des individus ; elle implique nécessairement une action collective, où l’État joue un rôle central.
AME et humanité partagée : vers une nouvelle conception de la citoyenneté
Au-delà des considérations de justice et de santé publique, la question de l’AME nous invite à repenser notre conception de la citoyenneté et de l’appartenance à la communauté politique. La citoyenneté, telle qu’elle est traditionnellement définie, repose sur une appartenance juridique à une nation, qui confère des droits et des devoirs à ceux qui en font partie. Mais cette conception classique est aujourd’hui remise en question par les dynamiques de la mondialisation, des migrations, et des crises sociales.
Hannah Arendt, dans son analyse du totalitarisme et des droits de l’homme, a montré que la citoyenneté est souvent la seule garantie d’accès aux droits fondamentaux. Les apatrides, les réfugiés et les étrangers en situation irrégulière sont souvent privés de ces droits, précisément parce qu’ils ne sont pas reconnus comme membres à part entière d’une communauté politique. Mais cette situation, selon Arendt, est une aberration morale et politique. En refusant de reconnaître les droits fondamentaux de ces personnes, nous les excluons de l’humanité même.
L’AME, dans cette perspective, peut être vue comme une tentative de réparer cette injustice en reconnaissant, au moins sur le plan médical, le droit des personnes étrangères à bénéficier de soins. Ce droit à la santé, qui transcende les frontières administratives et nationales, est un premier pas vers la reconnaissance d’une forme de citoyenneté universelle, fondée non pas sur la nationalité, mais sur l’humanité partagée. Jacques Derrida, dans ses réflexions sur l’hospitalité, a également insisté sur le devoir moral d’accueillir l’autre, l’étranger, dans sa vulnérabilité, et de lui offrir protection et soin.
Critique des arguments économiques
L’un des principaux arguments des détracteurs de l’AME est d’ordre économique : le coût de cette aide serait trop élevé, et la France ne pourrait plus se permettre de prendre en charge des personnes étrangères en situation irrégulière. Cet argument, bien que puissant dans le débat public, repose sur une vision tronquée de la réalité économique. Premièrement, le coût de l’AME est largement surestimé dans le débat public. Si l’on considère le budget global de la sécurité sociale, l’AME représente une part infime des dépenses de santé. Le coût réel pour l’État est bien moins élevé que ce que certains discours alarmistes prétendent.
Deuxièmement, cet argument économique oublie de prendre en compte les effets à long terme d’une suppression de l’AME. Comme nous l’avons vu, la santé publique est un bien collectif, et priver une partie de la population de soins entraînerait à terme des coûts bien plus élevés, en raison de l’aggravation des maladies non traitées et de la propagation de certaines pathologies. Les économies réalisées à court terme seraient rapidement annulées par les dépenses supplémentaires nécessaires pour gérer les crises sanitaires qui en résulteraient.
De plus, cet argument économique repose sur une conception utilitariste réductrice de la valeur de l’humanité. Il réduit les individus à des coûts, sans prendre en compte leur dignité intrinsèque. Or, une société juste ne peut pas traiter ses membres comme de simples unités de coût. La dignité humaine ne peut pas être évaluée en termes économiques, et le droit à la santé ne doit pas être conditionné à la capacité de l’individu à « rentabiliser » les soins reçus.
Pour conclure, la défense de l’Aide Médicale d’État dépasse le simple cadre d’un débat technique sur la gestion des dépenses publiques. Elle nous interroge sur la nature de notre société, sur notre conception de la justice, de la solidarité et de l’humanité. En refusant de soigner les plus vulnérables, en raison de leur statut administratif, nous nous engageons sur une voie dangereuse, celle de l’exclusion et du repli identitaire. Mais en maintenant l’AME, nous affirmons au contraire notre engagement envers une société solidaire, juste, et humaine, où la dignité de chaque individu est respectée, indépendamment de son statut juridique.
Maintenir l’AME, c’est reconnaître que la santé est un droit fondamental qui doit être accessible à tous, sans distinction de nationalité. C’est aussi un acte de justice sociale, qui rappelle que la solidarité nationale ne peut se restreindre à ceux qui sont perçus comme « méritants ». Enfin, c’est un choix politique qui affirme la primauté de l’humanité partagée sur les logiques d’exclusion et de rejet. Dans un monde où les frontières deviennent de plus en plus floues, l’AME représente un pas vers une citoyenneté universelle, où l’hospitalité et le soin de l’autre deviennent des vertus politiques cardinales.
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