Dans l’ombre du transfert : l'importance du tiers dans la relation éducative
- matthieuclzd
- 31 août 2024
- 7 min de lecture

Ce récit tente de refléter les réalités et les complexités du travail d'éducateur, en particulier dans des situations où les enjeux humains sont forts. Il met en lumière les dilemmes, les émotions et les réflexions qui accompagnent la pratique quotidienne, tout en offrant une perspective sur la manière dont les professionnels gèrent des situations parfois délicates. Ce récit n'est pas seulement un exercice d'analyse, mais aussi un témoignage de l'engagement et des défis constants que représente l'accompagnement des jeunes dans leur parcours de vie ainsi que l’importance du tiers dans la relation éducative.
Entre défi et espoir
C’était un été brûlant de 2015 lorsque l’éducateur fit la rencontre de Théo. À quatorze ans, Théo était un adolescent fragile, réservé, mais profondément respectueux. Il possédait une sensibilité rare qui, souvent, le conduisait à négliger ses propres besoins. Il vivait avec sa mère, une femme tétraplégique, dans un modeste appartement de trois pièces, situé en plein cœur d’un quartier sensible de Seine-Saint-Denis. Son père, quant à lui, avait quitté la famille depuis plusieurs années, laissant Théo et sa grande sœur affronter seuls les défis de la vie quotidienne.
L’éducateur venait à peine de terminer sa formation lorsqu’on lui confia la tâche d’accompagner Théo. Fraîchement diplômé, il avait rejoint l’association Solidarité enfance 93, qui œuvre dans le domaine de la protection de l’enfance. Cette première mission, il le savait, ne serait pas facile. Théo n’était pas un cas ordinaire. Son dossier, très succinct, ne fournissait que peu d’informations, et la famille avait déjà été jugée « peu mobilisable » par le service et le juge des enfants.
Il se souvenait parfaitement du jour où il monta la colline qui menait à l’immeuble de Théo. C’était une matinée d’août, et le soleil tapait fort. La cité était étonnamment silencieuse, presque figée sous la chaleur. L’éducateur était à la fois fier et anxieux, ressentant le poids de sa mission dans ce quartier qui n’avait rien de familier pour lui. Originaire d’un petit village de province, il n’était pas préparé à cette réalité urbaine, marquée par la précarité et une certaine violence.
Après avoir fumé deux cigarettes d’affilée, il se décida enfin à monter à l’appartement. L’entrée de l’immeuble était banale, presque désolée. Une femme, probablement une aide-soignante, vêtue d’une blouse blanche, lui ouvrit la porte. À l’intérieur, le décor était à l’image du quartier : vide, impersonnel, une pièce sans vie où se mêlaient carrelage froid et murs blancs dénudés. Elle l’invita à entrer dans une autre pièce où se trouvaient les parents de Théo. La mère, allongée dans un lit médicalisé, l’accueillit avec un sourire fatigué. À ses côtés, le père, un homme au visage marqué par les épreuves, l’observait en silence.
Théo, quant à lui, était absent. Il avait été envoyé en Italie par ses parents pour échapper aux menaces qui pesaient sur lui. Engagé dans un trafic de cannabis, il avait perdu une quantité importante de marchandise, et sa vie, selon ses parents, était désormais en danger. Les mots de ses parents résonnaient en lui : « On veut lui tirer une balle entre les deux yeux ». Pourtant, malgré la gravité de la situation, le juge des enfants restait étonnamment silencieux, peut-être lui aussi, était désemparé face à l’ampleur et à l’impuissance de cette situation.
Quelques semaines plus tard, Théo était de retour d’Italie. Son père invita l’éducateur à venir le rencontrer, bien que l’adolescent n’en ait aucune envie. Le lien entre eux se construisit doucement, difficilement, au fil des mois. Théo, méfiant au début, finit par lui faire confiance. Ils se rencontraient régulièrement, souvent en dehors de chez lui pour éviter les représailles qui reposaient sur lui. L’éducateur l’écoutait, essayait de comprendre sa réalité, de mettre des mots sur ses souffrances, de l’aider à se fixer de petits objectifs afin d’enclencher une dynamique de changement.
Le temps passa, et en septembre 2016, l’éducateur rejoignit une nouvelle équipe au sein de l’association, spécialisée dans l’accompagnement renforcé. C’est à ce moment-là que Théo fut interpellé par la police, en possession d’une grande quantité de cannabis. Il fut placé en foyer de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Lorsque l’éducateur le retrouva là-bas, Théo était méconnaissable : tête baissée, cheveux longs masquant son visage, il l’accueillit avec froideur. Mais sous cette carapace, il sentait sa honte et sa peur. Théo avait besoin de savoir qu’il n’avait pas été abandonné, malgré tout.
Le juge des enfants décida alors de maintenir une mesure éducative renforcé pour Théo en plus de sa mesure de placement au pénal. Ce fut un combat, un engagement de tous les instants, pour protéger ce jeune homme, parfois même contre les dysfonctionnements du système de protection.
Finalement, Théo fut autorisé à rentrer chez lui, la mesure de placement au pénal fut levée par le juge des enfant, cela à condition que Théo vive chez son père. Mais les difficultés continuèrent. Théo enchaîna les gardes à vue, continuant de s’enfoncer dans le trafic de stupéfiants. Le service auquel appartenait l’éducateur proposa de mettre fin à leur accompagnement, jugeant leur action inefficace. Pourtant, l’educateur continuait à croire en Théo, en la force de leur lien, même si celui-ci se distendait de plus en plus.
Un jour, lors d’une audience, alors que le juge lui demandait son avis, l’éducateur fut poussé à parler honnêtement. Il plaida pour un placement en centre éducatif renforcé en province pour Théo. L’adolescent refusa catégoriquement cette idée, et peu de temps après, il disparut. Plusieurs semaines de fugue suivirent, durant lesquelles l’éducateur se sentit impuissant.
Lorsque Théo réapparut, il le contacta un soir, tard, demandant à le voir. Ils se retrouvèrent chez lui, dans la cuisine. Un long silence précéda les premiers mots de Théo : « Pourquoi tu m’as trahi ? » lui demanda-t-il. L’adolescent se sentait abandonné, incompris, trahi par celui en qui il avait mis sa confiance. C’était un moment difficile, mais nécessaire. Théo lui confia qu’il avait toujours voulu protéger sa mère, qu’il avait peur de l’inconnu, peur de quitter la région parisienne. Malgré tout, l’adolescent rappelait à l’éducateur qu’il avait confiance en lui, qu’il savait qu’il ne l’abandonnerait pas.
Quelques semaines plus tard, Théo atteignit sa majorité, marquant ainsi la fin officielle de la mesure educative et donc de la relation éducative. Ce fut une fin en demi-teinte, sans bilan, sans au revoir formel.
Six mois plus tard, Théo contacta l’éducateur. Il voulait que l’éducateur dîne chez lui, qu’il lui présente sa petite amie et lui parle de ses projets. Cette invitation toucha profondément l’éducateur, mais il refusa, prétextant une grande fatigue. Théo insista, mais l’éducateur resta sur sa position, sans vraiment savoir pourquoi.
En raccrochant ce soir-là, l’éducateur ne put s’empêcher de se demander si, malgré tous les efforts, le système de protection de l’enfance avait vraiment réussi à accompagner Théo. Avaient-ils fait tout ce qui était en leur pouvoir pour le protéger, pour l’accompagner vers un autre avenir ? Ou bien avaient-ils, d’une manière ou d’une autre, failli à leur mission ? Théo, cet adolescent fragile mais résilient, continuerait sans doute de lutter, mais il n’était plus seul.
Impuissance et distance : la dynamique du tiers dans la relation éducative
Le récit de l'accompagnement de Théo met en lumière la complexité et les défis inhérents à la relation éducative, ainsi que l’impuissance que peut ressentir un éducateur dans un tel contexte. Pour comprendre ces dynamiques, il est essentiel d'explorer comment la relation éducative se construit et se déploie, l’impact de l’impuissance ressentie par l’éducateur, et l'importance du tiers pour maintenir une juste distance professionnelle.
La relation éducative est souvent caractérisée par un transfert complexe d’affects, d'attentes entre l’éducateur et l'adolescent. Jacques Lacan, dans ses travaux sur le transfert, souligne que cette dynamique est cruciale dans le processus éducatif. Le transfert est la projection des attentes et des émotions de l'éducateur sur l'adolescent, et vice versa. Dans le cas de Théo, la relation est marquée par une intensité émotionnelle élevée, où Théo projette ses propres souffrances et espoirs sur l’éducateur, tandis que ce dernier est confronté à des défis émotionnels et pratiques. Cette interaction peut faciliter la création d’une relation éducative, mais elle peut aussi créer des tensions. Lacan explique que cette dynamique est inévitable et nécessite une gestion attentive pour éviter que le transfert n’altère le processus éducatif.
L’impuissance de l’éducateur, ressentie tout au long du récit, est un aspect central de cette relation. André Green, dans ses réflexions sur la position de l’éducateur, discute de la difficulté pour le professionnel de naviguer entre ses aspirations et les réalités de son environnement. L’éducateur peut se sentir limité par les contraintes institutionnelles et par l'ampleur des défis personnels du jeune. Dans le cas de Théo, les difficultés persistent malgré les interventions, soulignant que la capacité d’un éducateur à influencer le changement est souvent entravée par des facteurs externes tels que les conditions de vie du jeune, les dysfonctionnements institutionnels, et les limites des ressources disponibles. Cette situation génère une sensation d'impuissance, exacerbée par le fait que les efforts de l’éducateur ne se traduisent pas toujours par des résultats tangibles ou immédiats.
Le concept du « tiers » est fondamental pour maintenir une distance professionnelle et éviter les dérives émotionnelles. Rouzel, dans ses écrits, explore comment la présence d’un tiers peut aider à réguler la relation éducative. Le tiers, qu'il soit un autre professionnel, une structure institutionnelle ou une médiation symbolique, joue un rôle crucial en créant un espace de régulation des émotions et des attentes. Dans le récit de Théo, l’absence de soutien institutionnel adéquat et les défaillances dans le système judiciaire illustrent le manque de ce « tiers » régulateur. Ce manque de médiation appropriée augmente la difficulté pour l’éducateur de maintenir une distance professionnelle nécessaire pour une intervention efficace.
La présence d’un tiers permet non seulement de structurer la relation éducative mais aussi de fournir un cadre qui aide à gérer les émotions intenses et les attentes contradictoires. Sans ce cadre, l’éducateur peut se retrouver trop impliqué émotionnellement, ce qui peut nuire à l’efficacité de son accompagnement. Dans le cas de Théo, les interventions de l’éducateur sont confrontées à des limites importantes dues à l’absence d’un soutien structuré et d’une médiation efficace.
En conclusion, le récit de Théo révèle les défis complexes de la relation éducative, notamment la gestion du transfert, l’impuissance ressentie par l’éducateur, et l’importance cruciale du tiers pour maintenir une juste distance. La relation éducative nécessite un équilibre délicat entre implication émotionnelle et distance professionnelle. La présence d’un tiers, tant sur le plan symbolique qu’institutionnel, est essentielle pour préserver cet équilibre et pour offrir un soutien adéquat. Les expériences décrites dans le récit soulignent l'importance de renforcer les structures et les mécanismes de soutien pour les éducateurs, afin de mieux répondre aux besoins des jeunes qu'ils accompagnent et de naviguer plus efficacement dans les défis complexes de leur pratique.
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